« Un Siècle avec Levinas : Levinas – Blanchot, penser la différence »

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Comité organisateur :

Eric Hoppenot (Paris)
Arthur Cools (Anvers)
Jean-François Patricola (Metz)
David Uhrig (Paris)

Contact : eric.hoppenot@paris.iufm.fr

En partenariat avec l’UNESCO, dans le cadre des Journées Mondiales de la Philosophie

Soutenu par:

le Ministère de l'Éducation Nationale,
le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche,
le Ministère des Affaires Étrangères,
la Région Île de France,
le Haut Comité des célébrations nationales,
l’Association pour la Célébration du Centenaire d’Emmanuel Levinas (ACCEL), Paris,
la Levinas Ethical Legacy Foundation (LELF), New York,
le Congrès Juif Européen,
le Fonds Social Juif Unifié et
la Fondation Ostad Elahi.

Partenaires presse et éditions :

Radio Communauté Juive (RCJ),
Philosophie Magazine,
L'Arche,
Marianne,
AKADEM,
les Éditions Complicités (collection « Compagnie de Maurice Blanchot ») et
les Éditions Flammarion.

Sous le haut patronage de :

l'Organisation Internationale de la Francophonie
et les parrainages
du Ministère de l'Éducation Nationale et
de la Ville de Paris.

Argumentaire:

Il y a de bonnes raisons pour associer au nom d’Emmanuel Levinas celui de Maurice Blanchot (les années 2006 et 2007 marqueront respectivement le centenaire de Levinas et celui de Blanchot). L’amitié indéfectible qui s’est nouée entre les deux auteurs et dont on peut rappeler quelques signes :

  • leurs années d’études à Strasbourg,
  • l’aide de Blanchot à la famille de Levinas sous l’Occupation,
  • son témoignage en faveur du judaïsme,
  • leur effort commun pour penser et dire l'indicible de la Shoah,

nombreux furent les accords, les partages.

Blanchot commentait ainsi le sens et le mystère de leur rencontre : « Quelque chose de profond nous portait l'un vers l'autre. » Une amitié paradoxalement sans rencontre (ou si peu finalement) qui a traversé le XXe siècle et a duré toute leur vie. Cette amitié, figure comme une interlocution silencieuse à travers leurs écrits : à de multiples reprises,

  • ils se réfèrent l’un à l’autre,
  • se commentent,
  • se rendent hommage et
  • se sont même consacré plusieurs textes.

Aussi l’écriture de Blanchot et celle de Levinas se sont développées et se sont approfondies dans une certaine proximité.

  • De la découverte de l’il y a,
  • aux échanges lointains sur le statut de l’œuvre d’art,
  • en passant par le dialogue sur
    • l’éthique,
    • le judaïsme et
    • la Bible citée par Blanchot dans ses écrits les plus tardifs,
  • c’est par le rejet du primat de l’ontologie que les deux auteurs se rapprochent.

C’est sans doute pour cette raison que les noms de Levinas et de Blanchot sont devenus des références dans le discours d’une certaine postmodernité. Association qui a pu engendrer aussi un certain malentendu notamment autour de la notion de « ethics » dans le monde anglo-saxon, qui a conduit parfois à effacer les différences entre les deux penseurs.

Et pourtant, ces rapports d’amitié et cette proximité n’empêchent pas que plusieurs auteurs ont signalé un profond écart entre les deux penseurs.

  • Françoise Collin l’a constaté dès 1971 : « il s’agit toujours de deux registres d’écriture et de pensée qui supportent mal la comparaison ».
  • Plus récemment, Jacques Derrida, qui « de son propre aveu a placé son œuvre sous le triple signe de Heidegger, de Blanchot et de Levinas », reconnaît qu’il s’agit de « deux idiomes intraduisibles » : « Quoi que Levinas et Blanchot aient dit ou laissé paraître de leur accord, de leur alliance, un abîme les sépare qui pourrait, si on voulait se livrer à cet exercice, donner lieu à d’irréconciliables différends, parfois à des oppositions frontales et explosives ».

D’autres fractures peuvent apparaître mais qui jamais n’interrompirent la rencontre. Il semble bien que le rapport entre Blanchot et Levinas ne se laisse pas simplement réduire à une alliance de partenaires qui réagissent contre le primat de l’ontologie dans la pensée occidentale et dont la référence au « neutre » cristallise la différence d’attitude critique face à l’ontologie heideggerienne. Néanmoins

  • comment articuler les différences qui séparent les deux amis et
  • comment penser leur amitié (et la communauté qui lui est inhérente) à partir de ces différences ?

C’est, entre autres, à ces deux questions que le colloque voudra se consacrer.

  • Au cœur de ce questionnement, il y a tout d’abord une entente hétérogène du langage.
    • Pour Levinas, le langage se définit de façon essentielle comme discours – comme parole adressée à autrui.
    • Pour Blanchot, en revanche, l’essence du langage ne peut être approchée que dans l’écriture.
  • A cet écart, une appréhension différente de la subjectivité est liée :
    • pour Blanchot, l’approche du langage invite à une expérience qui dépasse l’instance de l’énonciation,
    • Levinas, au contraire, décrit l’événement du langage comme une promotion de la subjectivité ayant à répondre « je », « me voici », c’est-à-dire, à témoigner.

Pour expliciter cette différence, ce sont les notions-clés

  • d’événement,
  • d’image,
  • d’entente,
  • de moi,
  • d’existence,
  • d’autrui,
  • d’éthique,
  • de Dieu

qu’il faut articuler différemment.

Et pourtant, malgré ces différences, les auteurs ont engagé un entretien où se réfléchit le rapport de la parole à l’écriture et où est en cause la question même de la subjectivité. Dans cette optique, l’examen de cet entretien invite à penser la condition de possibilité (dans le double sens kantien de « transcendantal » et « critique ») de la communauté et de l’amitié.

Programme:

Cliquer ici pour le programme actualisé (pdf)

Approches:

Nadia Amara, L'amitié : quelle entente ?

Lorsque Blanchot écrit à propos de son amitié pour Levinas qu'elle était une interpellation mutuelle profonde, il dit en ces termes : «Je ne dirai pas que ce fut déjà le judaïsme, mais, en dehors de sa gaieté, je ne sais quelle manière grave et belle d'envisager la vie en l'approfondissant sans le moindre pédantisme». Si très tôt la communauté se donne pour lui «comme une aspiration», il exprime toutefois un souci de l'homme qui entre immédiatement en résonance avec un recentrement de la question de l'homme proprement français, dont l'idéologie maurrassienne, les inspirations thomistes et personnalistes sont les premières instigatrices.

L'allégorie de l'amitié fournit en effet à Charles Maurras l'élément d'une critique politique et sociale où la représentation classique de l'homme se montre incompatible avec l'affirmation d'un humanisme moderne. Reprenant à son compte cette conception classique, nous devons nous intéresser – ici brièvement – au contexte de son affirmation et à ses implication, ainsi qu' à l'ambivalence perceptible de la figure de l'amitié comme emblème communautaire. Nous nous interrogerons ensuite sur l'instance de sa neutralisation, rendue possible en quelque sorte par le tutoiement de son rapport à Levinas, rapport lui-même inscrit dans un judaïsme à visage énigmatiquement ouvert : si ce rapport est plus explicite à partir des années 60, qu'est-ce qui rend compte de l'itinéraire de ce qui se donna tout d'abord comme une allégorie ? En quoi la pensée de l'altérité et le rapport éthique comme “ultime signification” offrent-t-ils à Blanchot la possibilité de repenser l'entente ? En quoi est-il amené à la définir par l'entremise du judaïsme d'une part, et quels points de rencontre révèle l'«approfondissement de la vie» que fut pour lui l'entente lévinassienne ?

Richard Anker, Réalité de l’impossible: L’humanisme à l’épreuve du dés-astre

Dans l’impersonnalité du neutre, Levinas aura discerné non seulement une perte de sens livrant l’homme à l’inhumain, mais aussi, et par cette perte même, la sortie de l’être, l’exode de la cité heideggérienne. C’est que le neutre donne lieu à une errance antérieure à « la geste » de l’être, il correspond au désert plus vieux que le monde et s’impose, sans rien poser, sans rien donner, comme la possibilité même de l’éthique : « Le destin de notre monde qui a perdu la parole se tend dans cette œuvre », dit Levinas commentant Blanchot. Dans un « triptyque » (J. Rolland) de textes tardifs (« Trois notes sur la positivité et la transcendance », « Philosophie et positivité » et « Sécularisation et faim » 1975-76), ce n’est plus le neutre mais le désastre qui est au cœur de la pensée du philosophe, se disputant toujours avec Heidegger. En quoi consiste la « version » éthique au sein du dés-astre ? Comment s’amorce un humanisme de l’autre homme là où ne survient, du fond du dés-astre, qu’un « fantôme » ?

Manola Antonioli, Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot : trace, énigme et illéité

Le lien qui se tisse entre l’œuvre de Levinas et celle de Blanchot naît de l’ « amitié », dans le sens que Blanchot donne à ce terme, et qui implique en même temps distance et proximité. Malgré le désir réciproque de rapprochement, il s’agit de deux registres de pensée et d’écriture qui restent distincts et hétérogènes. Le voisinage, indéniable, entre les deux auteurs ne se réduit pas à un certain nombre de thèmes communs ( le il y a, le langage, autrui, etc.), mais s’inscrit plutôt dans une direction commune de leur questionnement philosophique.

Je voudrais interroger les « figures » de la trace, de l’énigme et de l’illéité qui apparaissent dans les premiers ouvrages de Levinas (notamment dans En découvrant l’existence avec Husserl et Heidegger) et dans L’Espace littéraire et L’Entretien infini de Blanchot, pour mettre en évidence les résonances et les différences entre les deux pensées du langage et de l’altérité qu’elles impliquent.

Peter Jason Banki, Blanchot/Levinas : un couple qui s’écrit

A ce moment, je n’ai que quelques pensées tentatives et désorganisées : le tutoiement, bien évidemment, la discrétion, la rencontre à Strasbourg, le nom et le lieu de Strasbourg – à la frontière entre la France et l’Allemagne.

Même s’il s’agit, comme dit Derrida, de « deux idiomes intraduisibles », le caractère unique et – j’ose dire – très haut de leur alliance a pour effet que tout ce qui est écrit et pensé sous les signatures indépendantes de Blanchot et de Levinas est surdéterminé par la double signature de leur entretien. Grâce à cet entretien, l’une n’est pas sans l’autre, avec tout ce qui les séparent. La double signature est liée à la singularité d’un lieu (Strasbourg) et aussi d’un texte : Ich und Du (1923) par Martin Buber.

Je retiens le mot « couple » (Paar) du texte de Buber pour désigner la relation entre Blanchot et Levinas. Le terme « amitié » ne me paraît pas approprié pour qualifier leur relation. Il me semble qu’il s’agit d’une alliance qui est plus et autre qu’une amitié (à moins que le concept d’amitié ne comporte déjà en lui-même cet excès). On pourrait suggérer qu’entre ces deux (signatures), il existe quelque chose comme l’alliance d’un mariage – « a queer marriage », comme dirait l’anglais, de façon difficilement traduisible. Comment penser ce mariage, qui a d’ailleurs une valeur exemplaire ?

Renato Boccali, Figures dans la nuit : l’Autre et le Neutre

La nuit se montre comme lieu d’une épreuve extrême, celle du sujet face à l’abîme. Elle témoigne, donc, d’une expérience d’effondrement: la déchirure du tissu de la présence et l’ouverture d’un espace d’absence. C’est dans la constellation métaphorique de la nuit que se joue la différence entre Blanchot et Levinas, c’est-à-dire entre une pensée de la subjectivité sans sujet (neutre) et une pensée du sujet hors sujet (Autre). Dans les deux cas, il s’agit également d’un au-delà de la présence qui peut faire signe, soit en direction d’un espace neutre (Blanchot), soit en direction de la transcendance (Levinas). En tous cas, rencontrer la nuit c’est se trouver exposé à l’apparition du rien, c’est-à-dire à tout ce qui échappe à l’être: le dehors, le désastre. Mais c’est aussi la possibilité d’entendre le murmure du silence, de réaliser une réduction autrement inaccessible qui révèle le neutre comme l’au-delà de l’être et du néant, ou comme l’autrement qu’être. C’est « quelque chose qui ressemble à ce que l’on entend quand on rapproche un coquillage vide de l’oreille, comme si le vide était plein, comme si le silence était bruit », nous dit Levinas. L’irréductibilité de la nuit peut donc indiquer l’abandon à l’abîme dans sa nudité et la nécessité de « penser au neutre », mais peut aussi figurer comme moment de donation, celle qui seulement est possible dans la « veille ». La figure de la veille, chez Levinas, nous indique l’éventualité d’une réduction passive et anonyme (Ça veille), sans pour autant impliquer l’abandon et l’absence (il y a la nuit, mais aussi quelque chose du jour, la possibilité du réveil). La veille est la différence qui s’ouvre dans le silence du pré-réflexif en permettant l’irruption de l’Autre dans un espace qui resterait autrement insaisissable.

François Brémondy, Levinas, Blanchot, la Bible

Certains tests psychologiques exigent du sujet testé qu’il remplisse des blancs : ayant vu dans la case n°1 un triangle et dans la case n°2 un carré, il doit inscrire dans la case n°3 un pentagone. Soit le test : Levinas, Blanchot... il sera tenté d’inscrire : judaïsme. Est-ce la bonne réponse ? On peut en douter.

Certes, Levinas s’est déclaré le fidèle de cette religion. Il accepte de parler d’une trahison de Spinoza. Il rejette la critique historique de la Bible. Il rejette le libéralisme d’un Martin Buber, qui ne peut accepter un texte du Livre de Samuel qui le scandalise – et lui, il l’approuve.

Cependant, sur les deux principales questions – « de Dieu et de l’âme », il semble se séparer de la foi juive. Il semble bien, d’abord, refuser d’affirmer qu’il y a un Dieu. Ce dernier est pour lui « transcendant jusqu’à l’absence », et semble n’être que la présence de la loi morale en nous... Et quant à l’âme, il rejette « la facilité du recours à la vie éternelle ». L’alternative à l’anéantissement n’est que le mystère. Sur ces deux articles, il s’accorde avec Blanchot – sur le second, l’auteur de Totalité et infini signale même explicitement sa « concordance » avec l’auteur de L’Espace littéraire.

Blanchot n’a certes pas manqué une occasion, les trente dernières années de sa vie, de déclarer l’attraction qu’exerçait sur lui le judaïsme. Et s’il ne semble pas lire la Bible directement, il se réfère constamment à l’interprétation qu’en donnent des théologiens autorisés – en particulier André Neher. Cependant le lecteur de ses œuvres ne peut pas ne pas remarquer que plusieurs des thèmes et des figures bibliques qui le retiennent – ou plutôt les interprétations de ces thèmes et de ces figures – illustrent des thèmes qui lui sont propres. Et le lecteur de la Bible ne peut pas ne pas constater qu’à part cela Blanchot n’y trouve que la philosophie de Levinas.

Smadar Bustan, Trois préludes sur les divergences entre Levinas et Blanchot

Une fraternité profonde, un partage sans cesse renouvelé de thèmes communs et notamment celui de l’ouverture de la pensée de l’être à la question de l’autre lient Levinas et Blanchot. Mais il ne faut pas pour autant faire abstraction des divergences notables entre leurs deux pensées. Ces différences se trouvent d’abord dans le rapport à notre existence sous la figure du neutre et même de la mort ; elles se conçoivent ensuite dans le rapport à autrui auquel les deux auteurs sont pourtant si dévoués ; et elles se remarquent enfin dans le rapport à la transcendance, de sorte que cette source de révélation et d’éthique, qui luit dans le visage de l’homme selon Levinas, se règle toujours chez Blanchot sur des formules sans espoir pour les merveilles de l’au-delà.

En suivant ces trois directives, faisons entrer l’œuvre de Blanchot dans le discours philosophique et en particulier éthique, pour essayer de comprendre le sens obvie de la différence qui résonne du dialogue continu entre ces deux grandes figures du vingtième siècle.

Olivier Campa, Réponses d’outre-tombe

A partir d’une lecture critique de l’analytique de l’être-pour-la-mort, telle qu’elle s’élabore dans les §§ 49-53 de Sein und Zeit, on tentera de développer la dimension essentiellement posthume de l’écriture blanchotienne et de l’éthique lévinassienne, en deçà même de ce qui les oppose.

Alors que, selon Heidegger, l’angoisse rapporte le Dasein à son être comme à son pouvoir-être le plus propre dans l’horizon d’une mort toujours à venir, il s’agit pour Levinas et Blanchot de penser la mort comme ce qui nous précède, « mort impossible nécessaire » – celle de l’autre, la « mienne » – inoubliable autant qu’immémoriale et dont la pensée elle-même serait comme l’impossible témoignage, la réponse infinie, l’épreuve indépassable. N’étant pas de l’ordre de l’événement, un tel mourir n’advient pourtant pas et n’est pas même proprement advenu, faute d’instance transcendantale pour lui donner sens et le constituer comme expérience. En répondre – y répondre – reviendrait alors à l’endurer comme l’impossible même, que ce soit à travers l’interdit du meurtre, d’un meurtre toujours déjà commis (Levinas), ou bien comme nuit ou désastre (Blanchot).

Sans doute, de l’un à l’autre, de telles réponses à l’impossible revêtent-elles un statut très différent, comme doivent s’opposer une éthique de l’altérité absolue et une pensée du neutre. Sans doute, plus immémoriale et plus inoubliable que toute autre mort, ce qui, de Nietzsche à Klossowski, en passant par Bataille, s’est éprouvé comme « mort de Dieu », aura éloigné Blanchot de toute philosophie de l’espérance. Il reste que, s’« il n’y a de témoignage, selon Levinas, que de l’Infini », celui-ci ne se rencontre qu’à même le visage d’autrui, dont l’accueil témoigne en lui-même d’un mourir sans fin...

« Une voix vient de l’autre rive. Une voix interrompt le dire du déjà dit », selon Blanchot qui cite ici Levinas. C’est à cette voix qu’il s’agit de répondre – voix d’outre-tombe, réponse posthume –, dans l’infini d’une parole renvoyée à son propre silence.

Pierre-Antoine Chardel, L’épreuve du mal ou l’injonction éthique de l’écriture

C’est peut-être le fait le plus révolutionnaire de notre conscience du vingtième siècle : la destruction de tout équilibre entre la théodicée explicite et implicite de la pensée occidentale et les formes prises pas la souffrance inutile et le mal. Siècle qui a connu deux guerres mondiales, « les totalitarismes de droite et de gauche, hitlérisme et stalinisme, Hiroshima, le Goulag, les génocides d'Auschwitz et du Cambodge. Siècle qui s'achève dans la hantise du retour de tout ce que ces noms barbares signifient »(Levinas). Une telle rupture avec la théodicée s'opère en modifiant radicalement notre rapport à l'événement et à sa représentation devenue impossible. La parole de la mort est toujours vaine, « y compris celle qui croit le dire et déçoit en le disant »(Blanchot). Après le désastre, le témoignage devient une forme privilégiée en tant qu’il constitue un dire sans dit, une intrigue qui nous rattache à ce qui se détache, c’est-à-dire, à l’absolu, à ce moment où « le mouvement du Sens s'est abîmé, où le don, sans pardon, sans consentement, s'est ruiné sans donner lieu à rien qui puisse s'affirmer, se nier » (Blanchot). Une injonction éthique singulière paraît à ce niveau en jeu.

Hugues Choplin, Levinas, Blanchot et le régime contemporain du pouvoir

Nous soutenons que confronter Levinas et Blanchot rend possible une contestation du régime du pouvoir comme tel, régime qui, plus profondément que la question du sujet – ou de sa destitution –, détermine l’espace contemporain de la philosophie. Précisément, cette confrontation de Levinas et de Blanchot nous conduit à forger les deux motifs de l’enfance et du quotidien qui excèdent ou neutralisent respectivement l’autorité et la puissance des deux figures contemporaines que constituent le face-à-face avec l’Autre et le mouvement machinique.

Françoise Collin, De la citation ou La dissymétrie dans la relation

L'amitié qui lia Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot cautionne-t-elle la proximité de leurs œuvres ? Après avoir esquissé ailleurs leur confrontation thématique, nous suivrons ici le fil des références qu'ils font l'un à l'autre , et qui souligne la "dissymétrie dans la relation" . Mais peut-être est-ce dans la reconnaissance de cette dissymétrie que ces œuvres consonnent : "le don comme exigence inépuisable allant jusqu'à la perte impossible", don sans contre-don, entre le neutre et l'autre, Ulysse et Moïse.

Arthur Cools, Question de singularité(s): Autour des limites de l'entretien entre Maurice Blanchot et Emmanuel Levinas

Il peut sembler prétentieux de traiter le rapport entre Blanchot et Levinas en termes de différend. Les deux amis ne se sont-ils pas consacrés plusieurs textes ? Un certain échange ne s’est-il pas engagé entre eux autour de la problématique de l’altérité ? Ne se sont-ils pas référés à plusieurs reprises pour signaler une communauté de pensée autour des notions comme l’il y a , l’existence, la passivité, voire même l’altérité? Pour parler d’un différend, toutefois, il faut qu’il y ait un écart qui persiste, un non-dit qui n’est pas impliqué dans cet échange, un conflit insoluble où les significations se fixent.

Et pourtant, il n’est pas difficile de trouver un signifiant où est attesté un tel écart en deçà même de toute visée ou présupposition métaphysiques, dont parlent les commentateurs qui, se rapportant à l’œuvre de Blanchot ou à celle de Levinas, parlent tout à tour d’une portée théologique ou a-théologique. Il s’agit d’un signifiant qui apparaît un peu en marge dans les deux œuvres de Blanchot et Levinas, mais qui a à la fois une valeur bien au-delà parce que, qu’on le veuille ou pas, il nous concerne tous, étant révélatrice de notre condition humaine. « Le grand malheur pour le cogito, disait quelque part Simone de Beauvoir, est d’avoir été enfant », mais elle n’osait pas conclure de ce renvoi à l’enfance qu’il faut abandonner une philosophie du cogito où la liberté est d’emblée donnée comme un absolu. S’il y a une communauté de pensée entre Blanchot et Levinas, c’est justement dans le rejet d’un tel primat d’une philosophie du cogito, et de façon plus générale, dans le rejet du primat de l’ontologie dans la pensée occidentale. Mais dans la façon dont il se rapporte à l’enfance, il se révèle que ce rejet est orienté tout différemment.

Lorsque Blanchot mentionne l’enfant, comme par exemple au début de L’Espace littéraire, c’est d’emblée en référence directe à la figure maternelle et à la prédominance du regard de la fascination. Il faudrait en fait citer le fragment entier, parce qu’il résume déjà tous les termes dans lesquels s’articule le différend. « Que notre enfance nous fascine, cela arrive parce que l’enfance est le moment de la fascination, est elle-même fascinée, et cet âge d’or semble baigné dans une lumière splendide parce qu’irrévélée, mais c’est que celle-ci est étrangère à la révélation, n’a rien à révéler, pur reflet, rayon qui n’est encore que le rayonnement d’une image. Peut-être la puissance de la figure maternelle emprunte-t-elle son éclat à la puissance même de la fascination, et l’on pourrait dire que si la Mère exerce cet attrait fascinant, c’est qu’apparaissant quand l’enfant vit tout entier sous le regard de la fascination, elle concentre en elle tous les pouvoirs de l’enchantement. C’est parce que l’enfant est fasciné que la mère est fascinante, et c’est pourquoi aussi toutes les impressions du premier âge ont quelque chose de fixe qui relève de la fascination. »[1]

Levinas, en revanche, rapporte l’enfant immédiatement à la notion de la paternité, qui émerge de son analyse de l’éros à la fin de Totalité et Infini. « La profanation qui viole un secret [il s’agit de la volupté dans l’éros] ne « découvre » pas, par-delà le visage, un autre moi plus profond et que ce visage exprimerait, elle découvre l’enfant. Par une transcendance totale – [...] – le moi est, dans l’enfant, un autre. La paternité demeure une identification de soi, mais aussi une distinction dans l’identification – structure imprévisible en logique formelle. [...] La possession de l’enfant par le père n’épuise pas le sens du rapport qui s’accomplit dans la paternité où le père se retrouve, non pas seulement dans les gestes de son fils, mais dans sa substance et dans son unicité. Mon enfant est un étranger (Isaïe 49), mais qui n’est pas seulement à moi, car il est moi. C’est moi étranger à soi. »[2] Dans ces deux renvois à l’enfant, il s’agit bel et bien d’un rapport d’étrangeté. Seulement, le sens même de cette étrangeté semble radicalement opposé. L’opposition s’établit dans le texte par une série de différenciations :

  1. différence sexuelle (père et mère),
  2. différence temporelle : l’enfant comme rapport au passé (l’âge d’or), l’enfant comme le sens même de l’avenir,
  3. différence à l’intérieur du rapport à soi : présence neutre en deçà de toute affirmation de soi, identité du moi par delà le rapport à l’autre.

Comment entendre ces différences ? Pourquoi donne-t-elle lieu à un différend ? Et pourquoi importe-t-il d’articuler ce différend ? Voilà les questions que je pense traiter dans mon exposé.

[1] M. Blanchot, L’Espace littéraire, Gallimard, coll. « folio/essais » n° 89, 1955, p. 30.
[2] E. Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye, Martinus Nijhoff, coll. « phaenomenologica ».

Rosanna Cuomo, Autrui : entre Levinas et Blanchot

Dans la pensée de Levinas et Blanchot la question d’Autrui tient une position très particulière. Si chez Levinas Autrui est la pierre de touche avec toute tradition philosophique qui de Jonia à Jena a oublié l’Autre (autre comme l’autre homme) pour le Même, chez Blanchot on peut voir un passage de l’autre à Autrui. Mais pour Blanchot l’autre, sous la forme de l’autre nuit et du dehors comme nonidentité, extériorité la plus radicale, est “au neutre”.

Peut-on mettre d’accord, concilier, cette affirmation avec la pensée de Levinas pour qui Autrui est la source de toute signification et donc a d’emblée un sens éthique ?

Saityabrata Das, Of Fatigue, Of Patience – Finitude, Writing, Mourning

Can there be any ‘relationship’ between fatigue and patience – of finitude? Can one be patient – of all patience, death as the patience of time must be the most patient of all, to endure what cannot be endured, patience in what refuses all works of patience – in the face of, in carrying the trace of, in surviving other’s death, death that is either too early or too late to my being-towards-death (therefore one cannot be patient, but must be, wherein lies, precisely, the very responsibility for his/her death -- death that is not synchronic to “mine”, and therefore would not constitute the worldhood of the world, of beings-towards-death)? Can the same be said of fatigue – that exhaustion beyond measure (therefore inexhaustible), beyond the measure of the concept, its negativity and its work, and beyond power, force, law, which are alone the prerogatives of the negative? Is the fatigued also the “one” who must be patient of all, for a passivity beyond being passive makes one to disappear without name, in writing; or rather, it calls forth the name or (pre) pro-named ‘I’, the ‘I’ of the patient one in the face of other’s death? Or is it that an abyss separates and yet calls forth to proximity, between the two – of fatigue and of patience :of finitude – so that what remains is the infinite mourning that renounces power, law, and force of the negative: the very gift to the other, the unavowable friendship, between the two. Between Blanchot and Levinas.

Allan Diet, De la maladie à l’être malade

Thème récurrent, invariant, motif, leitmotiv, la maladie habite et hante la littérature, la pensée, la philosophie. Parce qu’elle est une expérience définitive, un traumatisme parfois, l’intrusion de l’inquiétude dans le devenir, une révélation souvent qui modifie le rapport à l’existence, à l’être, à l’autre, au monde.

La maladie garde ce caractère de révélation chez Levinas et chez Blanchot. Elle est pour Levinas un absolu, l’impossibilité d’échapper à soi, à son être, au sentiment d’être, irrémédiable, puisque la maladie enferme le malade dans sa condition d’exister. Les romans de Blanchot sont également révélateurs à cet égard : eux qui évoluent dans un flottement constant avec le sens, cherchant même sa disparition ou son occultation, quand il s’agit de la maladie, le sens est là, plein, clair, inévitable, comme un passage, un instant mélodique dans une composition de musique déstructurée.

Mais cette révélation est à l’évidence négative chez Levinas : elle s’oppose à l’autre, à l’activité, à la jouissance, à tout ce vers quoi tend la pensée de Levinas. La maladie conserve ces aspects négatifs chez Blanchot mais se mêle aussi d’une ambiguïté certaine : elle est une façon particulière d’appréhender le monde, plus qu’une révélation elle est un état, tissant un filtre sensible avec la réalité, un retrait, la manifestation d’un effacement fondamental. Pour Levinas la maladie empêche d’échapper à l’être. Pour Blanchot la maladie aboutit naturellement à l’être malade.

Sans se préoccuper du biographique (respectons le rejet de Blanchot en la matière), il s’agira donc d’interroger la maladie dans l’ensemble de l’œuvre de Levinas et Blanchot.

Matthieu Dubost, Lire et commenter selon M. Blanchot et E. Levinas : Le statut de la critique littéraire

Chez E. Levinas, la référence à la littérature est constante. Tout au long de son œuvre, il illustre ou s'inspire des romanciers et des poètes et des textes portent exclusivement sur des eux (notamment Noms propres). On peut donc parler d'une œuvre critique, avec des règles propres et des finalités originales. Cette approche s'insère dans un cadre conceptuel précis où l'expression d'autrui est le phénomène originaire.

C'est en considérant les articles de critique littéraire du philosophe que l'on se propose de développer une comparaison avec M. Blanchot, dont les commentaires abondent aussi (Le Journal des Débats, la NRF, Critique, Les Temps modernes...). Dans les deux cas, il s'agit d'investir une différence, et pour les deux auteurs, il s'agit d'assumer la limite de tout commentaire. Pour M. Blanchot comme pour E. Levinas, commenter n'est pas réduire (Bident, Vilar, 2003), ce qui ouvre alors la possibilité d'un réflexion parallèle sur les textes sacrés et profanes.

Le but de cette intervention est de définir ce qui rassemble ou distingue ces deux penseurs quant au statut de la critique littéraire, aussi nécessaire que risquée, aussi réglée que non prévisible. Compte tenu de la place qu'ils accordent à l'écriture, à l'indicible et à la parole, nous voulons préciser les techniques principales qu'ils mettent en place et l'importance qu'elles confèrent à la critique littéraire. S'interroger sur les techniques et le statut de la critique littéraire chez Levinas et Blanchot reviendra alors à réfléchir sur la place du commentaire littéraire dans tout cheminement intellectuel et éthique.

Thierry Durand, Le “non-sérieux de l’édification” et la profondeur du bien

Françoise Collin a rappelé la distance qui va du messianisme de Levinas à l’errance chez Blanchot, du prophétisme au désastre qui nous rappelle “obstinément à l’erreur” (Levinas. Sur Maurice Blanchot, 20). C’est à partir de cette couture que je propose d’interroger dans le contexte du retournement éthique de leurs phénoménologies respectives la question du Bien. Qu’est-ce que le Bien chez Blanchot? Qu’est-il chez Levinas? Quelle expérience? Peut-on d’ailleurs poser la question de cette manière, essentialiste, solaire, platonicienne, ou ne doit-on pas au contraire l’aborder tout autrement, non en plein soleil et sur la terre ferme, mais à partir de “la nuit d’intervalle”? Peut-on par ailleurs parler d’espérance dans les deux cas? Se pose également la question de la théophanie: il y a une théophanie chez Levinas; y en a-t-il une chez Blanchot?

C’est cette irréductible présence du désir du/de Bien (de la/de justice) qui anime différemment leurs réflexions respectives que je voudrais, autant qu’il me sera possible, problématiser durant le colloque.

Peter Frei, De l’infidélité à l’œuvre

La poétique du témoignage chez Blanchot, Derrida et Levinas Irréductible à la fois au constatif et au performatif, la parole testimoniale s’inscrit dans une « expérience poétique du langage » (Derrida). Elle met le discours à l’épreuve d’une « révélation qui ne donne rien » (Levinas), emblématique « d’une absence d’attestation » (Blanchot). Elle participe d’une certaine possibilité impossible de la fiction qui se donne à lire dans La folie du jour et L’instant de ma mort. Emmanuel Levinas et Jacques Derrida auront tous les deux cherché à répondre du secret à l’œuvre dans ces deux « récits » de Maurice Blanchot en se confrontant à l’inéluctable infidélité dont le témoignage porte la menace et la chance. Reste à savoir comment cet écart aménage l’espace où s’énonce la passion d’un engagement autrement fidèle à l’inquiétude d’une affirmation.

Antonio Gallardo Cervantes, Il y a, la influencia metafórica de Blanchot en Levinas

La conception moderne de la subjectivité nous a rencontrés aux problèmes de l'individualisme et la solitude; dans le siècle XX vécu sous la question de l'anonymat. Blanchot la détecte dans la littérature, et Levinas essaie de le sortir avec la responsabilité éthique. Une idée correcte de la personne humaine (au-delà de l'impératif de l'action) pourraient éviter ce problème et nous guider.

Juan Antonio García González, L'obscurité et le dire : Blanchot dans Levinas

Je tenterai l'examen de quelques concepts (nuit-jour et veille-insomnie, présence-absence, opacité et transparence) et leurs jeux dans l'interprétation de la langue parlée et l'écriture dans le contexte de l'assimilation lévinasienne de Blanchot ; principalement, les trois écrits publiées en Sur Maurice Blanchot.

Yves Gilonne, La mesure de l’amitié, un rapport à hauteur d’homme ?: Essai sur la géométrie de l’espace relationnel chez Blanchot et Levinas

Levinas évoquant l’amitié qui le lie à Blanchot s’exprime en ces termes : « c’est toujours sur les lieux les plus élevés que je me suis senti l’avoir rencontré » et « la réflexion de Maurice Blanchot a les ambitions les plus hautes »[3]. Ainsi, entre la proximité et la distance qui lie ces deux auteurs, s’ouvre la possibilité d’un autre rapport, d’un tiers-exclus qui ouvre, dans l’horizontalité des relations interpersonnelles, l’espace d’une amitié estimée en termes de hauteur. Cependant Il nous appartient de nous demander si le concept de hauteur, commun aux deux œuvres, ne masque pas, sous la proximité de leur amitié, « le lointain qui s’affirma en cette proximité » et si ce lointain, irréductible ne « cesse pas dès que cesse la présence »[4] de leur nom. C’est donc au travers de l’écriture en tant qu’absence, opérant « hors sujet », que nous aborderons leur œuvre. La « hauteur » nous permet alors de penser le partage (proximité/distance) entre ces deux auteurs puisque selon Blanchot : « Emmanuel Levinas dirait qu’elle la distance est d’ordre éthique, mais je trouve à ce mot que des sens dérivés. Qu’autrui me soit supérieur, que sa parole soit parole de hauteur, d’éminence, ces métaphores apaisent, en la mettant en perspective, une différence si radicale qu’elle se dérobe à toute autre détermination qu’elle-même. Autrui s’il est plus haut est aussi plus bas que moi. »[5] D’autre part l’usage du dialogue, dans L’entretien infini, pour aborder le texte de Levinas, opère un déplacement imperceptible mais décisif qui nous amène à penser Levinas « indépendamment du contexte théologique dans lequel cette affirmation se présente »[6]. Si, selon Levinas, « on recours au langage quotidien pour rabaisser et profaner les hauteurs où se tiennent l’éloquence et le sacré verbal qu’elle suscite »[7], pour Blanchot, « l’écriture reste en dehors de l’arbitrage entre haut et bas » [8] et le quotidien est au contraire « insolite, sublime, abominable » [9]. La géométrie de l’espace relationnel répond donc à une certaine configuration mentale et nous offre un nouvel angle d’approche sur leur conception du langage dans sa dimension éthique.

[3] Levinas, Emmanuel. Sur Maurice Blanchot. Fata Morgana, 1975. p.9.
[4] Blanchot, Maurice. L’Amitié, Gallimard, 1971, p. 326.
[5] Blanchot, Maurice. L’Entretien infini, Gallimard, 1969, pp. 89-90.
[6] Ibid., p.80.
[7] Levinas, Emmanuel, Hors Sujet, Fata Morgana, 1987, p.208.
[8] L’Entretien Infini, op. cit., p. 636.
[9] Ibid., p. 363.

Céline Guillot, « De l’ombre où nous nous tenions »: Une lecture de Thomas l’obscur d’après La réalité et son ombre de Levinas

Si l’obscur évoque traditionnellement l’incompréhensible et l’inavouable, s’il marque le « pas au-delà », c’est-à-dire, « la limite de ce qui ne doit pas être franchi », pour Blanchot et Levinas, l’art au contraire, et en particulier la poésie, doit être envisagé comme ce qui « tranche sur la connaissance », comme ce qui, en nous ouvrant à « l’envahissement de l’ombre » s’annonce comme une transgression et un retournement. L’obscur est en effet mis en œuvre par l’imaginaire, comme une doublure, comme une ombre de la réalité. Le récit de Thomas l’obscur nous offre une approche phénoménale inédite de cet « obscur », dont Levinas, dans La réalité et son ombre, dit qu’il est un « événement ontologique indépendant ». Il affronte en particulier des questions difficiles : comment relater une expérience qui ne révèle rien sinon l’inconnu ? Comment ne pas faire de cette ombre une forme nouvelle et indépassable de l’absolu ? Comment affronter ce retour à l’inéclaircissable auquel la littérature nous contraint ? Mais aussi, en quoi les images nous conduisent-elles à une relation ambiguë avec la réalité ?

Stéphane Habib et Raphael Zagury-Orly, États du ciel

Que se passe-t-il dans la rencontre de Blanchot et de Levinas ? Qu’est-ce qui passe et se passe entre Blanchot et Levinas ? Comment se travaillent-ils l’un l’autre ? Et dans quel sens ? Nous pourrions là développer longuement ces interrogations, mais en quelques lignes déjà commence à pointer la radicalité et la singularité de leurs questions. Radicalité qui se creuse dès lors que le mot sens lui-même nous arrive à l’idée en ceci que c’est le sens de ce sens qui sans cesse aura été interrogé, ébranlé, mis à la question dans deux langues pourtant si différentes. Et si le propos de Levinas dans lequel se tient peut-être le mouvement même de sa pensée, à savoir que « Au-delà de ce qui se repère dans le présent, ne se tiendrait qu’un discours insensé. » permettait d’entendre le « Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. » final de La folie du jour de Blanchot ? Et si Blanchot et Levinas dans leur « rapport sans rapport » nous obligeaient à une certaine approche de ce qui a été nommé ici l’insensé ? Et si se tissait ainsi quelque chose comme un lien à l’impossible, à l’indicible, à l’ailleurs et à l’autrement que l’origine et la fin, que la téléologie et l’eschatologie ?

Reste évidemment encore à se demander ce que veulent dire, s’ils relèvent d’un vouloir dire, chacun de ces mots puisque, on l’aura compris, c’est aussi bien la langue, le logos, le discours que nos deux auteurs font vaciller.

Georges Hansel, Maurice Blanchot, son ami, son allié

C’est là un fait remarquable et un cas unique qu’Emmanuel Levinas ait publié un ouvrage entièrement consacré à Maurice Blanchot. La profondeur d’une amitié de près de soixante-dix ans (et maintenue en dépit de certains égarements) ne suffit pas à en rendre compte. De Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas dit : « Sur beaucoup de points nous pensons en accord. »

Je me propose d’explorer, vu du point de vue de Levinas, les aspects principaux de cette concordance avec un penseur dont a priori tout devrait le séparer. Je montrerai qu’aux étapes successives de son itinéraire philosophique, Levinas a trouvé en Blanchot un allié. Il apparaîtra que la modalité de l’appui que Levinas rencontre chez Blanchot se modifie en corrélation étroite avec le développement de sa propre pensée : l’illustration admirable dans les premiers récits de Blanchot de la notion de l’il y a introduite par Levinas dans l’immédiat après-guerre, puis dans les années cinquante, avec l’œuvre critique de Blanchot, un accord profond pour « sortir du monde heideggerien », enfin avec l’Ecriture du désastre, un dépassement de « l’ontologie des astres » ouvrant sur la responsabilité pour autrui comme structure dernière de la subjectivité.

Joëlle Hansel, L’être juif chez Blanchot et Levinas

A quinze années de distance, Levinas (en 1947) et Blanchot (en 1962) ont publié un texte intitulé également « Etre juif ». L’article de Blanchot est empreint de cette inspiration éthique qui lui vient, probablement, de sa lecture de Totalité et infini, publié un an auparavant. Réfléchir sur l’être juif, cela signifie, pour les deux amis, dégager l’enjeu humain ou universel qui s’y joue : la relation avec autrui. Mon but est d’éclairer d’autres points de rencontre entre Levinas et Blanchot :

  • Leur volonté de rendre à l’être juif sa signification ontologique ou métaphysique.
  • Leur approche de l’existence juive non pas comme « question juive » mais comme « fait juif » – cette signification ontologique se donnant dans les formes concrètes du réel et de l’histoire.

Par delà tout ce qui est commun à leurs auteurs, la lecture croisée des deux textes met en lumière la distance irréductible qui les sépare, interdisant toute fusion ou confusion. Je retiens trois différences significatives :

  • Dans son article de 1947, Levinas traite de l’existence juive en la saisissant à partir de sa tension bimillénaire avec le christianisme ; en revanche, Blanchot comprend l’être juif en lui-même, indépendamment de cette tension.
  • Alors que l’orientation qui guide Levinas dans son approche de la Bible est éthique, celle de Blanchot a un versant que l’on peut qualifier d’historiosophique. Cela se manifeste particulièrement dans leur interprétation de la figure d’Abraham.
  • La troisième différence entre Levinas et Blanchot concerne leur conception de la relation entre la question de l’être juif et celle de l’État d’Israël. Distinctes chez Blanchot, ces deux questions se rejoignent chez Levinas, dans une même exigence éthique.

Eric Hoppenot, Traces abrahamiques

La magnificence d’Abraham n’est-elle pas d’avoir d’une certaine manière devancé la Thora, de l’avoir accomplie, sans même en avoir reçu le don ?

Pour Levinas : « Au mythe d'Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l'histoire d'Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ. » Cette substitution immédiate du monde hébreu au monde juif, Levinas l’a mise en œuvre dès l’origine de sa pensée.

Pour Blanchot tout semble, au contraire, débuter par l’origine grecque, Orphée et Eurydice, les sirènes d’Homère, les dieux sacrés de Hölderlin ; il semble qu’il faille attendre la lecture de Kafka pour que la figure d’Abraham surgisse dans l’écriture de Blanchot.

Pourtant chez nos deux penseurs, le nom d’Abraham tient une place de choix dans les personnages bibliques convoqués, questionnés. S’agit-il du même Abraham, ou bien le prophète gardet- il les marques de la différence entre l’hébreu et l’athée, le philosophe et le critique littéraire ? C’est à la fois dans la proximité et la différence qu’il faudra interroger la signifiance d’Abraham dans les deux horizons de pensée.

Daniela Hurezanu, Le “messianisme juif” : de Buber à Levinas, et de Levinas à Blanchot

Il est impossible de parler de la relation je-Autre autour de laquelle est centrée la pensée de Levinas sans penser à la relation je-tu de Buber. Voir dans l’Autre le visage du divin est pour Levinas le commencement de la Justice Sociale, car ce n’est qu’en reconnaissant le visage de l’autre que je suis capable d’une vie éthique. Si le divin naît de mon rapport à l’Autre, alors mon rapport au divin coïncide avec la Justice Sociale. « C’est peut-être cet état d’esprit qu’il convient d’appeler messianisme juif » dit Levinas. Le « «messianisme juif » est une question qui a préoccupé Blanchot, qui, sous l’influence de Levinas, fait la différence entre un messianisme occidental (chrétien) et un messianisme juif. Le premier renvoie à une pensée de la révélation, le deuxième à une loi éthique.

Alice Klikova, L’autre et la structure de l’expérience : différence entre Blanchot et Levinas

En comparant les conceptions de Levinas et de Blanchot, l’analyse veut éclaircir quelques traits du rapport entre l’expérience, la pensée et l’altérité. Les deux auteurs partagent le thème de l’altérité qui rompt chaque enveloppement et chaque unité temporelle de la pensée humaine. Or, tandis que Levinas se concentre sur le moment de l’épreuve non-indifférente du visage où l’autre est de prime abord l’autre que moi, Blanchot thématise l’expérience où l’altérité qui n’est « personne » d’autre mais quiconque sans visage. Levinas déploie par-là une pensée selon le temps hétérogène qui fonde, en tant qu’éthique, toujours une nouvelle humanité alors que Blanchot touche la pensée en absence du temps qui se trouve au-delà des catégories du soi et de l’autre humain.

Anne-Lise Large, Gardiens de l’invisible

Les œuvres de Blanchot et de Levinas nous appellent, tour à tour, à une pensée, que nous pourrions comprendre comme une vigilance et une surveillance, de l’invisible. Si nous tentons de les nommer, et ce malgré l’orientation différente de leur questionnement, gardiens de l’invisible, c’est d’abord et avant tout parce qu’il s’agit, pour Blanchot et pour Levinas, de penser depuis cette raie d’invisibilité. L’œil blanchotien – fixé sur le livre blanc – veille à même le « sens absent », s’ouvrant à celui qui ne vient pas et que personne n’attend. A la différence de l’œil levinassien qui, rivé sur la « structure » de l’un-gardien-de-son-frère, ne cesse de découvrir la trace de l’autre – la « subjectivité comme otage ». L’invisibilité du commandement et le privilège d’invisibilité de l’écriture seront donc les signes vers une altérité inthématisable. A quel avenir nous porte cette altérité et que veut dire, à la fois pour Blanchot et Levinas, l’exigence d’en être le gardien ? En somme, que gardent-ils et pourquoi nous tendent-ils la main « pour nous conduire vers une autre invisibilité » ?

Thierry Laus, La parole infinie : d’une différence indiscernable

Dans « le monde où nous vivons » (Bataille), rôdent encore quelques carcasses. Peut-être L’espèce humaine, entière. Nous rôdons à travers les paysages, les mots, les villes, les livres, les visages, – L’attente l’oubli. Sans bien savoir, nous disons : l’innommable, le désœuvré, l’inavouable, le neutre, le sans qualités, le nu, le souverain, le sans emploi, l’infâme, l’ineffable, l’infini, l’épuisé, l’indiscernable,... une fugue interminable dans le dit, – pour dire, bien ou mal, d’un mot dans l’autre : quelque chose, dans « le monde où nous mourons » (Bataille). Je rôderai, avec Blanchot et Bataille, des Forêts et Beckett. Agamben a dit, dans Profanations, ce que j’aimerais dire (« L’auteur comme geste »). Et puis, une « maison » : Philippe Lacoue-Labarthe, dans L’« Allégorie » (« Ouverture »).

Michel Lisse, Viens – Me voici. Derrida entre Blanchot et Levinas

L’exposé sera centré sur les textes consacrés par Jacques Derrida à Maurice Blanchot et Emmanuel Levinas. Les motifs du « Viens » (Blanchot) et du « Me voici » (Levinas) serviront de fil rouge.

Aïcha Liviana Messina, Trahir le Dire, traduire le cri

Tandis que Levinas et Blanchot se passent le motif du visage, littérature et philosophie convergent et se confrontent ainsi ensemble à la question de l'écriture. L'essoufflement du Dire (Levinas) et l'aspiration au cri (Blanchot) caractérisent les rapports de l'écriture au visage.

Mais dans le voisinage de Levinas et de Blanchot, le même motif du visage tremble et engage l'écriture à traverser deux expériences qui deviennent concomitantes en même temps qu'elles se différencient l'une de l'autre : celle du sacré, celle de l'athéisme. Trahir et traduire pourraient caractériser ces gestes d'écriture qui à la fois tranchent avec la tradition et vivifient ses traces.

Salomon Malka, Témoignage

De Blanchot, j’ai quelques lettres, avec une écriture minuscule, tremblotante, à peine lisible, mais précise, sans jamais aucune rature. Des mots sont soulignés, comme pour donner une intonation au texte. Certaines ont été envoyées pour publication. Ce fut le cas de ce long texte, essentiel, sur Auschwitz, paru dans les colonnes de l’Arche ( mai I988), sous le titre qu’il a voulu lui-même, avec les guillemets : « N’oubliez pas ». Ce fut le cas, aussi, à Globe ( juillet-août I988), pour un numéro spécial sur le sionisme, où il évoquait son souci pour Israël : « Quoi qu’il arrive, je suis avec Israël. Je suis avec Israël quand Israël souffre. Je suis avec Israël quand Israël souffre de faire souffrir ».

La première date de novembre I981, au moment où je commençais à travailler sur « Lire Levinas ». Depuis, j’ai guetté l’arrivée de ces lettres, et je les ai conservées précieusement. L’écriture était immédiatement lisible, avec au dos de l’enveloppe, cette adresse qui m’a toujours laissé songeur : Place des Pensées. Pour moi, qui n’ai connu Blanchot que par quelques uns de ses livres et ces missives épisodiques adressées comme des saluts d’un autre monde, imaginer cet écrivain reclus, installé là, dans une banlieue parisienne, avec la pensée pour refuge et domicile, m’impressionnait. Je n’ai jamais, je dois le confesser, beaucoup fréquenté l’œuvre proprement dite, préférant le critique littéraire au romancier. Une sorte de douleur aiguë, mise à nu et exacerbée, m’en a toujours écarté. Mais comment oublier, comme le dit Jacques Derrida dans son discours aux obsèques, que ses phrases font toujours leur chemin, qu’elles relèvent de la « survie », qu’elles ont toujours une tonalité testamentaire.

Blanchot ou l’aventure de l’écriture. « Je ne connais le monde que lorsque j’écris. Lorsque je pose la plume, je suis perdu » disait Joseph Roth. En même temps, chez Blanchot, écrire, c’est se perdre dans une interrogation sans cesse recommencée, dans une recherche des mots à travers les mots, dans un « entretien infini » dont on ne sort jamais indemne.

On connaît le parcours. Ses zones grises, ses avers et ses revers. Les années 30. Le Blanchot maurassien, engagé dans les milieux d’extrême-droite, proche de l’Action française, éditorialiste au « Journal des Débats » ou à l’ « Insurgé », où sa plume côtoie un moment celles de Robert Brasillac ou Thierry Maulnier. L’hostilité manifestée à Léon Blum, assimilé au « Front populaire » honni, même si Christophe Bident, biographe de l’écrivain, relève que l’antisémitisme n’apparaît que comme « une pièce d’éloquence rapportée ». Et puis, à partir de I938, le coup d’arrêt brutal et définitif. Le congé donné aux idées folles. L’attention et le secours porté aux proches d’Emmanuel Levinas, son ami des bancs d’université à Strasbourg. « Il fallut le malheur d’une guerre désastreuse pour que notre amitié qui avait pu se relâcher, se resserrât, d’autant plus que, prisonnier d’abord en France, il me confiait, par une demande en quelque sorte secrète, le soin de veiller sur des êtres chers que les périls d’une politique détestable menaçaient, hélas » ( Lettre publiée dans l’Arche, mai I988).

Il y a encore, au lendemain de la guerre, la rencontre avec Robert Antelme, survivant des camps, auteur de l’ « espèce humaine », vécue comme un choc. Il y a la familiarité avec la Bible, la fréquentation des textes juifs, l’intérêt pour Buber, Neher, la littérature mystique, chez cet athée radical. Il y a le style inimitable ( mais ô combien imité !), haletant, s’épuisant toujours à trouver le dernier mot. Et il y a une œuvre qui est, comme dit Hélène Cixous, « le jour sombre de notre époque ». Et un homme posté en retrait, comme un veilleur sauvé du désastre.

Francesca Manzari, Levinas-Blanchot : une écriture de la différance

Les ouvrages de Levinas et ceux de Blanchot demeurent, dans l’œuvre de Jacques Derrida, les uns à côté des autres comme exemples d’une écriture qui permet le renversement de la tradition philosophique occidentale métaphysique et logocentrique.

En nous appuyant sur la méthode donné par Gilles Gaston Granger dans Essai pour une philosophie du style, nous nous proposons d’étudier, de façon comparée, le style de Levinas et celui de Blanchot dans le but de démontrer que les écritures des deux penseurs demeurent comme illustration de la différance derridienne. Cela à plusieurs raisons, au moins trois. Premièrement pour l’importance accordée au caractère unique du moment de l’écriture dans l’œuvre des deux penseurs : il suffit de citer, à ce propos, la définition lévinassienne d’« œuvre », « un mouvement du Même vers l’Autre qui ne retourne jamais au Même ». Deuxièmement pour le sens qui est toujours insaisissable et différé dans l’œuvre de Levinas et de Blanchot. Troisièmement parce que les écritures lévinassienne et blanchotienne illustrent l’impossibilité de la relève (aufhebung) de tout processus dialectique.

Laura Marin, Figure et Visage – deux versions de l’écriture

A partir du rapport entre le Dire et le Dit – cette relation de tension où le Dit essaie de figer et d’immobiliser le Dire, le renfermant dans l’exposition linéaire d’un récit, sans que le Dire, portant le Dit, s’absorbe et meure dans le Dit – je me propose de voir ce qui fait du Visage chez Levinas et de la Figure chez Blanchot une expérience d’écriture.

Car, dans la préface allemande de Totalité et infini, Levinas parle du Visage comme « langage du non-dit. Ecriture ! », et Blanchot, quant à lui, entend la Figure comme effet d’écriture, et dont la réalité est celle qui tient de l’écriture. Si au niveau de la thématisation Visage et Figure ont quelque chose de commun, leur différence s’installe au niveau même de l’écriture. Mon propos portera notamment sur cette différence.

Alain Milon, L’étrange familier : le visage comme mise en écho

Le visage est un lieu du corps qui est en même temps familier – il en vient, il est là –, tout en étant étranger – il en sort, il est un lieu autre. Blanchot et Levinas se retrouvent, sans jamais s’être quittés, sur le terrain du lointain intérieur de H. Michaux, et le visage sera l’occasion d’expérimenter cet étrange familier de soi-même, le même renvoyant l’écho d’un soi étrangement familier.

L’écho est trompeur par son évidence. Il n’est pas un reflet optique comme celui que propose le miroir, mais il s’interroge sur l’origine de ce qu’il reflète. Et il serait illusoire de croire que Narcisse a contribué à faire du reflet une interrogation sur soi. En fait, Narcisse ne fait que confirmer l’écho dans sa posture de reflet objectif d’une réalité ; l’écho chez Narcisse oublie de réfléchir, situation normale pour le couple Narcisse-Echo parce qu’ils se renvoient tous les deux leur propre malédiction : Echo tombe amoureuse de Narcisse qui tombe amoureux de lui-même, Narcisse (narkès) finissant par s’endormir sur l’objet de son amour. Narcisse finit même par pervertir l’écho en s’imaginant qu’il est possible de faire dialoguer un moi avec son moi-même comme s’il était deux. L’écho montre au contraire que la question n’est pas de savoir si nous sommes un, deux ou plusieurs, mais plutôt de savoir si le lieu du soi a une origine. Et c’est toute la question que pose le visage : qu’est-ce que veut dire s’originer dans l’autre ?

Nous tenterons de montrer comment le visage renvoie vers une distance infinie dans son même, distance que Narcisse envisage comme absente, et comment le visage est la matière même de son propre écho. Mais quel est donc l’effet miroir du visage ? Le visage est-il un point d’arrivée – lieu d’accueil de l’autre – ou un point de départ – l’origine du modèle. L’écho de l’altérité de l’autre appelle-t-il la non-identification ?

Kader Mokaddem, D'un seuil d'espacement

Qu’est-ce qui lie E. Levinas et M. Blanchot ? L’amitié mais une amitié sans affect, une amitié de dégagement et d’altérité. Une amitié, c’est également une manière particulière d’être à distance, à l’écart de l’autre - de celui sur lequel porte cette amitié.

Quelles sont les caractéristiques d’une pensée philique de l’amitié (pour « simuler » une expression sur l’érotique de l’amitié qui traverse le Banquet de Platon) ? Elles touchent à la construction de seuils de différenciations ontologiques et à une articulation des pratiques du Dit et de la Parole.

Une pensée d’ami est une énonciation qui fait surgir, en deçà du langage, de la langue ; l’amitié n’implique pas déclaration puisqu’elle se constitue dans l’expérience d’une parole possible du réel.

Gary D. Mole, “Folie d’Auschwitz qui n’arrive pas à passer”: Texture lévinassienne ou récit blanchotien ?

De nombreuses lectures ont été proposées, toutes aussi convaincantes, engageantes et ingénieuses les unes que les autres, du récit énigmatique de Blanchot, La Folie du jour (1948 sous le titre Un recit? ou Un récit). Mais Levinas est l’un des premiers, en 1975, à y appliquer ses “ressources intelligentes considérables, peut-être démesurées” («Exercices sur “La Folie du jour”»). Notre communication passera brièvement en revue quelques-unes des lectures récentes (Derrida, Hill, Robbins, Bident, Hurault...) avant de nous pencher sur la lecture singulière de Levinas. Notre argument portera principalement sur la tournure éthique qu’applique Levinas au récit de Blanchot et sur la phrase d’Auschwitz énoncée comme en passant mais qui organise implicitement toute l’optique de l’article.

Marie Monnet, Relation et entretien : quel rapport ?

Il s'agit d'une lecture des premières pages de l'Entretien Infini, de Maurice Blanchot, à partir de ce que Levinas développe sur la Relation. Mettre en vis-à-vis la notion d'entretien et celle de relation peut permettre de "penser" l'intervalle, l'espace de la séparation, la différence, sans rompre la relation. Faut-il y voir sa condition de possibilité, comme son passage à la limite ?

Paweł Mościcki, Levinas et Blanchot : toucher le dehors

Le point de départ de la conférence serait l’hypothèse présentée par Jacques Derrida dans son livre « Le Toucher. Jean-Luc Nancy » : la métaphysique occidentale, à part d’être une certaine figure du logocentrisme et phonologocentrisme, apparaît aussi comme un haptocentrisme, qui constitue la connaissance haptique (en privilégiant le sens de toucher) à la façon d’une visée absolue. Vérifier cette hypothèse en se penchant sur les textes de Levinas et Blanchot – tel serait le défi de l’article.

Chez Levinas on trouve de nombreuses analyses du toucher, spécialement dans la quatrième partie de Totalité et Infini où il développe la phénoménologie d’Eros. Dans quelle mesure reste-t-il, en écrivant ce texte (ainsi que quelques autres), immergé dans l’horizon métaphysique ou ontothéologique ? – ce serait la question principale de ce discours. Dans les œuvres de Blanchot, par ailleurs, on reconnaît beaucoup des métaphores renvoyant au sens de toucher: c’est, entre autres, la « préhension persécutrice » de L’espace littéraire et la présence, aussi fascinante que terrifiante, des mains dans l’histoire de L’arrêt de mort. Comment fonctionnent-elles dans l’économie si particulière de l’écriture blanchotienne ?

En suivant le lexique et la grammaire des gestes haptiques dans les textes de Levinas et de Blanchot, on devrait construire une sorte de « choréographie philosophico-littéraire » pour ensuite se tourner vers l’examen de la différence (ou bien différance) des idiomes : ceux de Levinas et de Blanchot, évidemment, mais aussi des idiomes philosophique et littéraire, et peut-être vers la différence des sens où le sens se partage (expression de J.-L. Nancy).

Hudson Moura, L’expérience de l’exil et la vérité étrangère chez Blanchot et Levinas

La vérité de l’étranger, selon Blanchot, demeure plutôt liée au lieu d’origine qui est proprement dit l’espace d’ailleurs. Donc, c’est la distance de son lieu connu, familier, qui lui rappelle cette vérité de l’« être loin » dans un espace autre que le sien. Toutefois, « l’origine est une décision » et cette décision est de ce dont Blanchot parle à propos d’Abraham et du peuple juif : s’affirmer étranger pour répondre à une vérité étrangère. Cette vérité est un monde en changement, c’est un passage entre le connu et le « pas encore monde », l’inconnu, mais qui est l’ici-bas, l’actuel, le présent. Ce présent ne nous invite pas seulement à franchir la limite, comme Abraham, le passeur. Il « ne nous invite pas seulement à passer d’une rive à une autre, mais à nous porter partout où il y a un passage à accomplir, maintenant cet entre-deux-rives qui est la vérité du passage » (L’Entretien infini). La vérité de l’entre est-elle une vérité qui ne peut être trouvée qu’à l’intérieur de soi-même, ou demeure-t-elle dans un espace-temps quelconque, à ce moment où le mouvement devient plausible ? L'espace étranger ne peut être vu simplement comme l'espace insolite de ce qui est étranger, mais de ce qui, en même temps, est familier. Mais, quand les mots reviennent de l’exil, quelle vérité étrangère apportent-ils, pourrait-on demander à Levinas ? Cette communication interrogera et essayera de retracer les différences et les perceptions de l’exil chez Levinas et Blanchot.

Monika Murawska, Levinas-Blanchot : corps et désir

« Ce corps est la puissance d’être » dit Antonin Artaud. Cependant, la puissance du corps peut être variée; elle peut être esthétique aussi bien qu’éthique. Nous pourrions constater que la notion de corps ne semble pas être au centre ni de la pensée de Blanchot ni de celle de Levinas, mais en même temps il est évident qu’on est capable de l’y trouver. En plus, en essayant d’approfondir la signification du corps chez l’un et l’autre, on découvre qu’il prend quand même une place importante et spécifique.

La pensée de Blanchot se porte vers la littérature tandis que la philosophie de Levinas est une éthique comprise comme métaphysique. Notre objectif est de montrer que leur compréhension de la corporéité à laquelle est liée nécessairement chez ces deux philosophes la notion de désir, tend vers la transformation de la notion de corps en chair. C’est la catégorie de la chair qui semble adéquate afin de saisir l’originalité de l’idée du corps chez Blanchot et chez Levinas. Néanmoins, cette catégorie ne doit pas être comprise par le prisme de la philosophie de Maurice Merleau-Ponty et de sa conception de la chair du monde présentée dans Visible et Invisible, mais plutôt dans la perspective de la philosophie de Michel Henry pour qui la chair devient un être sensible, ultérieurement affectif, en se trouvant en deçà des représentations qui gouverne le monde, au-delà du phénomène.

Si nous sommes en accord avec l’idée de Françoise Collin que Blanchot décrit un corps impropre, étranger, nous pourrions admettre aussi que Levinas pour sa part fait la même chose. La corporéité qu’il présente n’est pas un corps propre. La question pourrait donc être posée : est-ce que c’est un corps simplement « im-propre », opposé à la conception de Merleau-Ponty, ou un corps « impropre » au sens proche de celui donné par Blanchot ? La réponse, est-elle possible ? Il faut remarquer que la conception de Levinas s’avère être essentiellement fondée sur la catégorie de la corporéité. En revanche, chez Blanchot, on trouve les passages concernant la corporéité dispersés dans des romans et des fragments de textes théoriques : c’est plutôt la « chair textuelle » que la chair sensible, vulnérable, affective, celle envisagée par Levinas.

Enzo Neppi, De l’Autre et de l’Être : subjectivité, pluralité et anonymat chez Blanchot et Levinas (transformations, convergences, influences)

Aussi bien chez Blanchot que chez Levinas il y a d’un côté une pensée de l’être comme totalité impersonnelle, neutre et anonyme, et de l’autre une philosophie du pluriel, de l’Altérité, de l’entretien infini. Comment faut-il concevoir, chez les deux auteurs, l’opposition (mais aussi la complicité) du Pluriel et du Neutre ? Quelle place occupe, par rapport à ces deux notions, le sujet, chez chacun d’entre eux ? Y a-t-il eu une évolution, des discontinuités ou des revirements dans leur interprétation de ces concepts et de leurs relations mutuelles ? Dans quelle mesure les transformations que ces concepts ont subies au fil des années, chez Levinas comme chez Blanchot, étaient-elles dues à leur influence mutuelle, mais aussi au contexte culturel au sein duquel ils ont évolué tous les deux ?

Franklin Nyamsi, La rencontre de Husserl par Levinas dans la Théorie de l’intuition de 1930

Dans ce propos, nous voulons mettre en lumière les conditions originelles de la rupture de la pensée lévinassienne avec la théorie de l’être ou ontologie, à partir de la lecture critique que fait Levinas de la situation de l’homme dans le monde selon la philosophie occidentale de Platon à Heidegger. Nous nous focalisons, pour circonscrire cette ambition, sur la réception de la pensée de Husserl par Levinas dans sa thèse de 1930. Trois hypothèses structurent notre lecture. La première est que Levinas fait siennes la critique husserlienne du naturalisme et la théorie phénoménologique de l’être. Mais, deuxième hypothèse, cette théorie husserlienne de l’être lui paraît sujette à caution lorsqu’elle étend le primat de la représentation sur toutes les formes de l’expérience de la conscience et s’enferre dans un intellectualisme critiquable. Enfin, troisième hypothèse, nous voyons qu’en particulier, Levinas montre que le primat de la représentation s’effondrerait si Husserl avait thématisé les impasses de l’intersubjectivité et de la vie concrète, ou affronté vraiment le problème de l’historicité de l’homme. A partir de l’examen et de la confirmation de ces hypothèses, nous comptons aboutir à la conclusion que Levinas conteste dès 1930, le primat du savoir théorique dans la constitution des valeurs et que dès cette époque, la philosophie première n’est pas l’ontologie phénoménologique, mais plutôt l’éthique. Au fond, Levinas nie qu’il y ait eu une véritable pensée de la transcendance chez Husserl.

Kurt Ozment, Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas et le témoignage

"Le dernier à parler" de Maurice Blanchot et "De l'être à l'autre" d'Emmanuel Levinas ont été publié en 1972 dans le même numéro de La Revue de Belles-Lettres, qui était consacré à Paul Celan. Les deux textes citent et commentent l'œuvre de Paul Celan, mais si on peut les appeler commentaires, il ne s'agit pas, ni dans l'un, ni dans l'autre, d'une seule orientation vers l'interprétation de cette œuvre. La figure du témoin apparaît tout au début du texte de Blanchot et peut-être n'apparaît pas explicitement dans le texte de Levinas, mais les deux textes concentrent sur le rapport, dans les textes de Celan, avec l'autre. Avec la conférence de Levinas, "Vérité du dévoilement et vérité du témoignage," prononcée la même année, on trouve qu'il y a un rapport entre le sujet du témoignage et la forme de ces deux textes sur Celan.

Jean-François Patricola, Le bien dire

Levinas, magnifiquement, nous enseigne ceci : avant le dit, il y a le dire, bien avant les mots, il y a les gestes ; les gestes de l’offrande illustrant la vérité du lien invisible de l’humanité. C’est pourquoi posons-nous la question du dire, et du bien dire. Compulsant pour la première fois depuis onze ans des travaux de doctorat relatifs aux figures de la femme et à tous ses états chez Maurice Blanchot, je me rends compte de façon aiguë qu’il y a certes l’objet de l’écrivain et l’objet du lecteur d’une part, mais qu’il y aussi l’objet du commentateur et de son dire d’autre part. Entre ses différents états et pôles, quelle vérité ? quelle justesse de propos ? quel intérêt également ? À travers les figures et états de la femme chez Blanchot, je tenterai de répondre à ses questions qui, aujourd’hui, inévitablement, ramènent à la question de la posture littéraire et de la responsabilité extrême de qui commente.

Felix Perez, L'altérité : la mort de l'autre

Dans la pensée d'Emmanuel Levinas, l'identité, "l'être mien" ne transite pas par la mort mais par la vie. A cet égard ni le dasein,ni la subjectivité transcendantale ne disent l'étoffe concrète de la vie. Par contre, l'altérité, même si elle commence par être portée par la mort du fait que mes pouvoirs ne l'approchent pas, s'entend mieux si la mort devient la base d'un modèle relationnel qui anime le rapport à autrui. D'un ouvrage à l'autre, Levinas ne cessera de dire qu'"on rencontre la mort dans le visage d'autrui".

Antoine Philippe, La honte chez Levinas et Blanchot

Cette communication compare les chemins divergents qu'ont suivis Blanchot et Levinas pour accomplir leur projet commun d'arrachement à l'Etre. Nous montrons d'abord que la honte, telle que Levinas l'a théorisée dans De l'évasion et telle que Blanchot l'a représentée dans Thomas l'obscur (les deux versions), est un élément commun à la fois caché et fondamental de cette quête. Nous expliquons ensuite que malgré la proximité des phénoménologies de la honte de ces deux auteurs, les conséquences qu'ils en ont tirées quant à la possibilité et aux modalités de déraciner l'Etre - et donc de perdre la honte - les ont séparés dès le départ.

Gabriel Riera, L’ineffaçable différence : Levinas lecteur de Blanchot (Allusion, ingratitude et commentaire)

La philosophie de Levinas est non seulement peu réceptive au phénomène esthétique et mais aussi ambiguë au regard des possibilités éthiques du langage poétique. On doit attendre Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, où Levinas frappe l’expression “vertu du langage poétique,” pour en trouver une référence à ce qui semble être une dimension quasi-éthique du langage poétique (écriture) absente jusque-là. On doit se souvenir de sa sévère condamnation de l’œuvre d’art dans “La réalité et son ombre” et de la détermination du discours comme “dit-mention” éthique dans Totalité et infini qui ne fait que reléguer la rhétorique et l’écriture au domaine de l’ontologie.

Ma communication veut réfléchir sur ce qui se joue dans la très discrète allusion à La Folie du Jour de Maurice Blanchot qui a lieu dans Autrement qu’être, sur le rôle décisif qu’elle a et dans l’élucidation et dans l’inscription du dire éthique. Il s’agit de situer cette allusion dans le contexte crucial de la réduction de la “réduction phénoménologique”, au moment où Levinas s’engage à inscrire le dire éthique en mettant ensemble langage poétique et écriture éthique. Je voudrais démontrer que dans cette allusion il y a plus qu’un aveu ambigu sur les possibilités du langage poétique pour de-dire le discours. Par contre, j’aimerais proposer qu’il y aille d’une appropriation systématique des stratégies textuelles que Levinas a trouvée dans le récit de Blanchot. Ils sont précisément ces stratégies qui font possibles l’écriture du dire éthique. En outre je voudrais démontrer que la question de l’éthique chez le Levinas d’Autrement qu’être est devenu une question de l’écriture et, en part, grâce a son entretien avec Blanchot.

Que quelque chose de plus essentielle se joue dans cette allusion au récit de Blanchot se fait sentir en la lissant dans le cadre de l’essai que Levinas a écrit sur La Folie du Jour une année après Autrement qu’être, où la proximité du dit poétique et du dit prophétique tisse l’intrigue éthique de “l’autrement qu’être”. Je propose de lire l’allusion à partir de l’essai “Exercices sur La Folie du Jour” pour trois raisons: d’abord, parce que quelque chose de crucial concernant le destin de la “vertu du langage poétique” a eu lieu et qui au présent n’avait pas été remarquée par la critique lévinasienne. Deuxièmement parce que cette lecture ferait possible de mettre en perspective, re-évaluer, après coup, ce qui avait eu lieu dans et par l’allusion à Blanchot dans Autrement qu’être. Finalement, parce que en introduisant les concepts d’œuvre et d’ingratitude qu’organisent le commentaire lévinasienne du récit de Blanchot, on peut fournir quelques repères sur la figure de l’amitié qui se dessine dans cet entretien et qui, « dans le cœur d’un chiasme » (Derrida), ne fait qu’affirmer l’ineffaçable différence entre Levinas et Blanchot.

Sébastien Rongier, L’animal

De Thomas l'obscur au Dernier homme en passant par Le Dernier mot, la question animale vient chez Blanchot indiquer une forme de résistance face à l'anéantissement et à l'absence radicale. C'est cette singularité qui ouvre un désordre et pointe une aporie. De même chez Levinas, l’apparition animale vient souligner une résistance humaine à la totale réification de l'humain. L’apparition du chien Bobby vient révéler un moment d'altérité et d'humanité irréductible qui subvertit la dépossession sans pour autant interroger l'importance de l'animalité. Chez les deux auteurs, la présence animale vient dire dans un bruissement une présence organique face au il y a et surtout l'irréductible présence humaine de l'autre en soi.

Jean-Michel Salanskis, Levinas et Blanchot : convergences et malentendus

On voudrait montrer que les convergences apparentes, entre Blanchot et Levinas, ne sont souvent pas des convergences jusqu’au bout. Pour cela, on envisagera plusieurs “terrains”, du genre de ceux-ci: la conception de la mort, la relation critique aux philosophies de Hegel et de Heidegger, le motif de l’absolument autre, l’Il y a. Mais on voudrait aussi examiner, au-delà de cet examen, qui a le défaut de rabattre le problème sur le champ philosophique, quelle convergence plus profonde les rapproche peut-être: celle-ci, d¹une part, aurait trait à la manière dont Blanchot habite la littérature et se rapporte à elle, d’autre part, résiderait dans un “humanisme” non philosophique partagé par les deux amis.

Caroline Sheaffer-Jones, La parole comme détour : Blanchot et Levinas

Dans « Le regard du poète », un article de Sur Maurice Blanchot, Emmanuel Levinas écrit : « Chez Blanchot, l’œuvre découvre, d’une découverte qui n’est pas vérité, une obscurité. » Qu’en est-il de la notion d’œuvre chez Blanchot et chez Levinas, deux auteurs qui ont écrit, au fil du temps, un grand nombre de textes très variés. Dans « La peur », qui se trouve dans le Cahier de l’Herne « Emmanuel Levinas », Françoise Collin indique chez Levinas une certaine nostalgie absente chez Blanchot. Dans quelle mesure y aurait-il de la nostalgie dans les conceptions de l’œuvre de ces deux écrivains ? Dans ce parcours, en me référant notamment à Totalité et infini et à plusieurs écrits de L’Entretien infini, je souligne d’abord un certain rapprochement entre Levinas et Blanchot. Je mets en contraste par la suite l’œuvre comme orientation du Même vers l’Autre chez Levinas et l’œuvre comme recherche de l’origine chez Blanchot. Enfin, à partir de l’illéité d’une part et la voix narrative de l’autre, je mets en relief deux conceptions très différentes de l’extériorité ou du désœuvrement.

Michael Smith, Écriture et Parole

En prenant comme point de départ une mise au point du rapport entre la parole et la subjectivité, j'associe provisoirement la parole avec Levinas et l'écriture avec Blanchot. Ensuite j'examine les questions que Blanchot adresse à Levinas dans « La Parole plurielle: parole d'écriture », où il y aurait une certaine « équivoque » concernant l'instance ontologique de la subjectivité et de l'autre. Le texte de Blanchot se réfère à Totalité et infini. Dans quelle mesure Autrement qu'être viendrat- il résoudre les difficultés signalées par Blanchot? La notion de l'œuvre, radicalement séparée de l'auteur dans L'Espace littéraire, demeure-t-elle irréconciliable avec « le langage où j'assiste à ma manifestation, irremplaçable et vigilant » de Levinas? La persistance de l’il y a chez les deux écrivains, malgré – ou grâce à – un déplacement dans son rôle philosophique chez Levinas, laisse entrevoir un accord entre les deux amis qui persévère sous bien des métamorphoses.

Alain Toumayan, La Responsabilité pour l'Autre et La Responsabilité de Protéger

Dans Notre compagne clandestine, Maurice Blanchot lie l'ensemble de l'œuvre de Levinas et particulièrement Autrement qu'être au phénomène de la Shoah : « Comment philosopher, comment écrire dans le souvenir d'Auschwitz, de ceux qui nous ont dit, parfois en des mots enterrés près de crématoires : sachez ce qui s'est passé, n'oubliez pas et en même temps jamais vous ne saurez. » Dans L'Ecriture du désastre, Blanchot identifie clairement, quoiqu'il ne commente qu'avec grande difficulté, ce en quoi l'œuvre de Blanchot répond le plus directement au phénomène des camps de concentration : l'élaboration du concept d'une responsabilité si radicale qu'elle précède et ainsi déplace la conscience, la liberté, et l'action du sujet. Levinas va même plus loin. C'est cette responsabilité qui constitue, fonde et crée le sujet. La subjectivité, l'identité, l'ipséité, la quiddité même du sujet découlent d'une responsabilité assumée avant toute position du sujet, avant l'avènement de la conscience, avant l'exercice de la liberté et avant toute action. Plus récemment, mais répondant également au scandale éthique du génocide et suite à un défi lancé par Kofi Annan en 1999 et répété en 2000, Gareth Evans et Mohamed Sahnoun élaborent une doctrine politique, elle aussi radicale, novatrice et audacieuse, qui incorpore l'impératif éthique au code des relations entre états. Appelée La Responsabilité de Protéger, (Commission Internationale de l'Intervention et de la Souveraineté des États, Ottawa, 2001), cette doctrine déplace le principe de la souveraineté de l'État devant l'impératif éthique et la responsabilité internationale de protection des populations en danger. Existe-t-il des consonances ou des correspondances entre ces deux pensées également audacieuses qui sont élaborées devant les dérives éthiques les plus graves du vingtième siècle, dans des contextes intellectuels pourtant très distincts? La pensée éthique de Levinas trouve-t-elle ici une traduction dans la philosophie politique? Ces deux systèmes partagent-ils des fondements dans la pensée philosophique ou politique? Ces questions composeront le point de départ de notre réflexion.

David Uhrig, Louis Lavelle, une inspiration commune ?

Blanchot, on le sait, a découvert Heidegger par Levinas et quand ce dernier écrira que, dans l’œuvre de son ami, « l’accent avec lequel le mot être se profère est heideggerien », c’est en soulignant « la façon – toujours magistrale – dont Blanchot use de procédés d’analyse, caractéristiques de la phénoménologie – (mais peut-être depuis Hegel) – et où la physionomie irréductible de notions reflète l’originalité de l’itinéraire qui y mène ». Autrement dit, il ne saurait être question de réduire Blanchot – pas plus que Levinas, on le sait – à Heidegger, ni d’oublier « que Blanchot médite Mallarmé qui vit mystère et tâche à accomplir dans le petit mot « c’est... » »[10].

D’autant que Levinas lui-même a inscrit sa propre démarche philosophique au sein d’une pensée française alors en pleine évolution. En 1934, il donne aux Recherches philosophiques une recension du premier volet de la métaphysique de Louis Lavelle, La Présence totale, qui vient de paraître et remarque que son originalité « réside dans une nouvelle conception du rapport entre l’homme et l’être, à la fois contraire à l’idéalisme qui pose la pensée avant l’être et à la philosophie allemande contemporaine qui enferme l’homme dans un être fini. »[11] Pour sa part Lavelle, très attentif à la diversité des courants philosophiques de son époque, s’est montré très sensible au renouveau métaphysique qu’inspirait, en France comme en Allemagne, la phénoménologie de Heidegger. Il s’était déjà fait l’écho de la publication en français des Méditations Cartésiennes de Husserl (1931), traduites par deux étudiants strasbourgeois : dont le jeune Levinas. L’année suivante, il semble répondre à la publication par Levinas de Martin Heidegger et l’ontologie et fait une critique originale de la philosophie de Heidegger : il souligne en effet l’importance éminente du verbe dans la rencontre avec l’angoisse (« L’Angoisse immobilise le verbe, et en sa présence toute énonciation positive se tait »[12]).

Si l’on considère que le même « besoin profond de quitter le climat »[13] de la philosophie heideggerienne préoccupait un Blanchot qui se méfiait des « produits de rebut de la philosophie allemande, en particulier celle de Heidegger »[14], Lavelle était l’exemple même qu’un travail de décentrement de cette langue philosophique en un autre idiome était possible ; surtout, Lavelle fournissait certains outils philosophico-poétiques aptes à engendrer de nouvelles approches de « l’historialité ».

[10] Levinas, Emmanuel, « Le regard du poète », in Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, 1975, p. 12.
[11] Levinas, Emmanuel, recension de La Présence totale par Louis Lavelle, Recherches philosophiques, IV, (1934/35), pp. 392-95.
[12] Lavelle, Louis, « L’angoisse et le néant », 3 juillet 1932, repris dans Le moi et son destin, p. 99.
[13] Levinas, Emmanuel, De l’existence à l’existant, Vrin, p. 19.
[14] Blanchot, Maurice, recension de Penser avec les mains par Denis de Rougemont, L’Insurgé, n° 3, 27 janvier 1937.

Shmuel Wygoda, La passion de l'infini: Blanchot et Levinas sur l'écriture, le livre et l'extériorité

Au-delà des différences de sources dans lesquelles les deux penseurs puisent, il semble qu’ Emmanuel Levinas et Maurice Blanchot aient une même passion : celle de l’infini.

Le Livre, mais aussi le livre comme expression de l’infini, ou serait-ce le rapport au livre qui est en jeu ? Et paradoxalement l’extériorité, non pas les abîmes insondables de l’âme humaine, intériorité par excellence, mais bien l’extériorité dans sa « phaïnomeno-logie », et cependant, infinie dans son expression, tout comme ce qu’elle ouvre comme champ de possibles.

L’articulation de ces deux thématiques (et d’autres), Blanchot la fera de son côté à travers son entretien avec la littérature, et Levinas quant à lui, dans l’infini du rythme océanique du Talmud ; ces deux parcours dans le sillage du livre retiendrons notre attention.

Pierre Yana, « Tu »

Ils ne tutoient presque personne. L’un est un dandy de l’esprit et de l’allure, catholique maurassien, l’autre est déjà philosophe, mais étranger, qui plus est juif lithuanien. Mais ils se tutoient, cependant.

On interrogera la proximité amicale, si intime, des deux penseurs. Le tutoiement étonne, lorsque l'on connaît les itinéraires si différents de Levinas et Blanchot, jusqu'en 1945-46 (et après, bien sûr, mais on s’en tiendra à la naissance de cette amitié).

On supposera que, au-delà de l'influence de Levinas sur Blanchot, étudiée si bien par d'autres, “Levinas” dégage un espace d'altérité, constitutif de l'œuvre première de Blanchot. Thomas, Aminadab ou les récits d'Après coup, voire les textes politiques, constituent le parcours fondateur de l'altérité, dont “Levinas” serait le centre obscur et caché. En partant à la recherche de l’autre, Blanchot trouve une intimité fondatrice de l’œuvre et la place de l’Etranger ressemble fort à un portrait en creux de Levinas.

Pierre Zaoui, L'autre, le dehors, le neutre : des expériences sans affects ?

Rencontrer véritablement l'Autre est une expérience paradoxale au moins à un double égard. D'une part, c'est une expérience qui ne nous apprend rien, contrairement au sens commun d'expérience (connaissance du réel par contact), puisque l'altérité ne se livre à nous qu'à nous échapper. C'est une expérience radicalement transcendante selon Levinas, ou une expérience-limite selon Blanchot, dans tous les cas une expérience qui nous confronte à un Dehors réel mais inappropriable en termes de connaissance ou de reconnaissance. D'autre part, c'est une expérience où l'on ne sent ni ne ressent rien, contrairement au second sens empiriste d'expérience (les donnés des sens), puisque l'altérité inaugure un rapport de prescription catégorique chez Levinas, ou de ressassement infini chez Blanchot, avant toute réception par la sensibilité. C'est une expérience du “neutre” au sens où le définit Blanchot, c'est-à-dire une expérience d'une voix narrative impersonnelle, narrant à distance un récit ressenti par quiconque, donc par aucune sensibilité personnelle. Et pourtant, c'est aussi bien une expérience qui ne se saisit qu'en-deçà de toute raison (le sacrifice d'Abraham, l'instant de ma mort), et plus encore qu'en-deçà de toutes les rationalisations et de tous les rapports au monde qui me servent ordinairement à me protéger de l'autre. Donc l'expérience d'une “archi-sensibilité”, plus vulnérable ou plus désastreuse que toute sensibilité empirique et qui, dans tous les cas, ne se “neutralise” jamais. Comment l'expérience de l'Autre, comme expérience du dehors ou du neutre, peut-elle apparaître ainsi comme l'étrange expérience d'une affectivité sans affects ? C'est ce paradoxe que nous aimerions essayer de déplier à partir d'une lecture, davantage croisée que parallèle, des œuvres de Levinas et de Blanchot.